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“Transformer les CA avant de transformer les organisations” par Samira Marquis et Aurélie Rosemberg

“Transformer les CA avant de transformer les organisations”
par Samira Marquis et Aurélie Rosemberg

"Transformer les CA avant de transformer les organisations" par Samira Marquis et Aurélie Rosemberg

 

Nous l’avons dit et redit, nous l’avons lu et relu : le digital est un phénomène inédit dans l’histoire. Son impact et la portée des changements qu’il génère sont sans précédents. La situation sanitaire et le confinement ont accéléré son déploiement.

En effet, favorisés par la durée de la pandémie, les nouveaux modes de consommation et de travail se sont imposés plus rapidement que nous aurions pu l’imaginer avec des investissements massifs pour assurer la business continuity et le déploiement des plans d’urgence dans les entreprises. Les déploiements des outils digitaux et la transformation des processus se sont accélérés, sans planification et dans le but de répondre aux mesures de distanciations sociales. Les impacts humains du télétravail imposé et qui s’éternise, sont devenus une réalité : épuisement des effectifs et désengagement des collaborateurs et surtout des cadres face à la peur du lendemain et aux incertitudes.

Allez en résumé, tout le monde l’a compris, le digital transforme la culture de l’entreprise et les profiles des leaders et des cadres qui sont sensés porter le changement et surtout d’en assurer la rentabilité.

Aujourd’hui un administrateur ne peut plus ignorer que les risques technologiques et humains sont indissolublement liés. C’est le seul moyen qui permet de protéger le core business et de diversifier les activités.

C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’écrire cet opus à quatre mains. Nos deux parcours de femmes dirigeantes ayant fréquenté et naviguer dans les arcanes du pouvoir publique et privé et surtout nos expertises complémentaires, sont la preuve qu’il est possible de conjuguer les différences et de travailler en intelligence collective et ce à tous les échelons de gouvernance.

Le partage de compétences stimule la créativité et permet l’émergence de solutions :«le tout étant plus que la somme des parties».

Dans les périodes de grandes mutations, les jeux de pouvoir et les intérêts divergents dans un CA trouvent rapidement leurs limites. Les tensions et le débat d’opinions sont nécessaires, mais restent cependant stériles s’ils ne permettent pas de conjuguer les expertises. Les nouvelles technologies remettent en question les équilibres de l’entreprise et ce à tous les niveaux : risques commerciaux, opérationnels et concurrentiels, stratégies d’investissements et d’organisation etc. Dans ce contexte d’équilibres précaires, la gouvernance doit être plus ouverte.

Ces paramètres nouveaux devraient inciter les CA à faire le bilan de leurs compétences et à questionner leurs pratiques. Intégrer une compétence digitale dans un CA n’est pas gage de succès. La transformation digitale d’une organisation nécessite un ensemble de qualités transversales qui devraient être intégrées dans toutes les fonctions de l’entreprise : Commercial, Marketing, Communication, Manufacturing & Supply Chain, Ressources Humaines, Finance, Légal… A ces paramètres traditionnels on doit aujourd’hui ajouter les exigences éthiques et environnementales qui s’imposent à tout entrepreneur.

Dans un environnement aussi complexe, les CA n’échappent pas à l’introspection et à une remise en question. Il s’agit de déterminer si la plus haute instance de gouvernance d’une institution ou d’une entreprise dispose elle-même des compétences et profils nécessaires pour mener de manière pertinente ses chantiers de transformation. La réussite de cet exercice, mené de manière transversale, est une clé de la transformation des fonctions managériales et opérationnelles de l’entreprise.

Se transformer pourquoi faire ?

Les nouveaux maitres du monde, les GAFAM, BATX, NATU[1], ont totalement modifié le paysage concurrentiel. Ils disposent aujourd’hui des plus importantes banques de données que nous n’ayons jamais connues. Même les grands groupes ont du mal à concurrencer ces géants. La transformation des groupes industriels du luxe en est une parfaite illustration. Elle se caractérise par le passage au e-commerce avec l’intégration des marges d’intermédiaires dont on peut désormais se passer. Ce mouvement est également marqué par la création d’alliances stratégiques très ciblées destinées à transformer les modèles de distribution existants.

Ces mutualisations d’actifs ouvrent la voie à de nouvelles manières de concevoir la distribution et la chaine logistique. La personnalisation, les services sur-mesure et paradoxalement la standardisation ne sont plus des tabous.

Les projets de digitalisation sont souvent lancés sans stratégie claire ni moyens de mesure : (« il faut y être c’est la nouvelle économie », « notre chiffre d’affaires sera réalisé en ligne dans les trois ans… », « les concurrents y sont… »). Voilà quelques-unes des raisons qui ont guidé les choix d’investissements de certaines institutions et PME.

Le projet de transformation digitale doit respecter la même rigueur que le management traditionnel. Faute de suivre cette règle essentielle, l’investissement numérique peut s’avérer dénué de sens et de plus-value pour l’entreprise.

Voici quelques-unes des questions auxquelles il est nécessaire de répondre lorsqu’on veut déployer un projet de digitalisation inclusif et responsable au-delà des choix technologiques et des canaux choisis. Comment conjuguer les enjeux technologiques avec la stratégie de l’entreprise ? Comment assurer l’équilibre entre les éléments rationnels et émotionnels du management de transition ? Comment augmenter le QD (quotient digital) de l’organisation sans perdre le savoir-faire ? Quelles compétences et quelle organisation permettent de garantir la pérennité de l’entreprise et la relève de son management ? Quelles mesures d’accompagnement pour éviter la fracture digitale et le désengagement du personnel ? Quels indicateurs de mesures de la performance pour suivre le déploiement incrémental de la digitalisation ? Comment éviter la perte du lien social et des valeurs de l’entreprise ?

La virtualisation des organisations et la place de l’humain

La digitalisation et surtout la virtualisation des organisations apportent un changement radical dans les rapports au temps, à l’espace et aux relations humaines. En d’autres termes, il s’agit d’un changement dans la culture du travail et des valeurs de l’entreprise.

La virtualisation de l’organisation découle de divers processus :

  • La dématérialisation (des documents, des infrastructures de l’entreprise etc.),
  • La désintermédiation (par exemple : intégrer les marges des intermédiaires, créer des services de vente en ligne, d’assurances en ligne, de livraison directe ou de services aux collaborateurs etc.),
  • ­­­­­­La mobiquité c’est-à-dire la possibilité d’accéder aux informations, aux produits, aux services ou à la place de travail, indépendamment du lieu, du fuseau horaire ou du dispositif.

L’organisation en écosystème agile engendre l’un des plus grands paradoxes que le monde du travail n’a jamais eu à gérer : les entités qui travaillent sur le terrain doivent bénéficier d’une autonomie importante, mais paradoxalement leur coordination ne peut se faire que de manière centralisée et standardisée.

L’autonomie est nécessaire pour maintenir une certaine proximité avec le client et rester à l’écoute de ses besoins. L’empowerment du collaborateur et le développement de son autonomie sont ainsi devenus des éléments déterminants. Inversement, la culture du contrôle et de l’évaluation des performances basée sur la délégation top-down ne sont plus possibles. Elles doivent être remplacées par un flux de feed-back permanent. Cette remontée d’informations ne peut être compilée et traitée que de manière centralisée. Trouver l’équilibre entre d’une part l’autonomie du collaborateur et d’autre part la centralisation de l’information constitue certainement l’enjeu le plus important d’une transformation digitale réussie.

La difficulté à trouver cet équilibre a été cruellement mise en évidence durant la crise sanitaire. On aura tout entendu sur les bénéfices et les inconvénients du télétravail. Ce qui reste le plus marquant c’est ce sentiment d’isolement et de déliquescence du lien social qui a été rapporté par de nombreux collaborateurs. Qu’on le veuille ou non, le facteur humain reste une pierre d’achoppement de la transformation. Pour éviter la fracture digitale et surtout le clivage organisationnel, un leadership responsable du changement est indispensable.

Les lignes directrices suivantes devraient être respectées :

  • Faire les bons choix technologiques.
  • Travailler sur une planification réaliste des chantiers de changement et offrir un accompagnement adéquat aux cadres et dirigeants de l’organisation portant ces changements.
  • Préparer la relève et les étapes de son développement. Il ne s’agit pas de former pour former et n’importe comment et à n’importe quel prix. Il s’agit former juste et en permanence.
  • Engager les bons profils de compétences susceptibles d’apporter les changements escomptés de manière fluide et intégrative.


Quelle organisation pour les DSI et les fonctions supports ?

Si un point retient fortement l’attention des conseils d’administration, c’est bien celui des risques liés à la sécurité de l’information.

L’accroissement des risques cyber est une conséquence directe de la transformation digitale (interconnexion grandissante et hébergement externalisé des données). Ces changements de paradigmes constituent un défi permanent pour les DSI (Direction des Systèmes d’Information). On constate que leur positionnement est remis en question avec la progression constante des outils numériques et la libéralisation de leur utilisation. Les départements IT font ainsi face à un retournement de situation qui s’est accéléré sous l’effet de plusieurs phénomènes récents touchant les utilisateurs :

  • L’usage numérique dans la sphère privée : l’informatique devient un bien de consommation courant.
  • Des attentes sont créées dans la sphère professionnelle : chacun espère retrouver au bureau un minimum des services utilisés à la maison.
  • Le développement des offres SAS (software as a service ou logiciel en tant que service) : le fait de proposer des solutions clés en main a souvent pour conséquence de figer les outils des DSI, les développeurs passant ainsi au second rang.

L’équation devient complexe pour les DSI : répondre aux besoins d’utilisateurs aux compétences et aux attentes de plus en plus hétérogènes tout en garantissant la sécurité des données. Michel Foucault parle de gouvernementalité ou de l’art de conduire la conduite des autres.

L’excellent article de Harward Business Review « La gouvernance IT, une affaire de philosophie »[2] explique parfaitement l’évolution qu’a connu le monde de la gouvernance IT, en parallèle à l’évolution des mœurs et de la maturité digitale des utilisateurs.

Tout d’abord nous avons eu l’ère de l’avènement et de la souveraineté :  l’IT a été pendant longtemps le territoire souverain d’une autorité centralisée avec des stratégies très pyramidales et structurant les pratiques de l’organisation.

Ensuite l’IT s’est transformé en « Raison d’Etat » : C’est ainsi que depuis la fin des années 90, la gouvernance IT a évolué vers des modèles plus hybrides, mais comportant toujours des processus normatifs de standardisation des politiques de l’entreprise et des comportements organisationnels. C’est la grande période de déploiement des systèmes intégrés de gestion d’entreprise.

Dès le début des année 2000 l’évolution vers un modèle libéral : Il s’agit là de renoncer à un cadre prédéfini et normalisé, en évoluant vers d’avantage d’autonomie et de liberté pour les utilisateurs, en permettant l’open source et les échanges au sein de communautés externes à l’entreprise.

L’émergence des concepts comme la Mobiquité (contraction de mobilité et d’ubiquité), c’est-à-dire la possibilité de travailler n’importe quand, n’importe où et sur n’importe quel support ou encore le « Bring your own-device » (apportez votre propre matériel), accélèrent l’empowerment des collaborateurs et l’évolution des pratiques RH de l’entreprise. Ce changement culturel nécessite des programmes de reskilling et de mises à jour permanentes des compétences. C’est un défi qui détermine aussi la capacité de l’entreprise à attirer et retenir les talents issus de générations nées avec un smartphone dans la main.

En 2020, nous vivons dans un monde hybride où les organisations sont modifiées en profondeur et où le développement de l’IA ne nous a pas encore révélé ses limites. La question centrale est de savoir comment préserver la liberté laissée aux utilisateurs tout en répondant aux exigences légales et sécuritaires : Comment adapter l’architecture de formation aux besoins d’une bonne gouvernance afin de préparer les collaborateurs à une utilisation responsable des systèmes et des données. Autrement dit, comment maitriser le facteur humain dans la gestion de risques liés à l’utilisation des nouvelles technologies ?

Se pose également la question de l’évaluation des performances des DSI. Jusqu’à présent, les collaborateurs étaient principalement évalués sur des KPI’s du type respect des plannings et des budgets de roll-out projet. Or, ils deviennent aujourd’hui des providers de solutions. Par conséquent, ils pourraient à l’avenir être évalués sur leur capacité de convaincre leurs clients internes à adopter leurs solutions (le taux de buy-in) ou sur la pertinence et l’efficacité de leurs produits.

Cette libéralisation qui s’exprime à tous les étages de l’entreprise pousse les départements régaliens tels que les DSI, les RH et la Finance à adopter des postures d’avantage orientées vers le business. Il serait judicieux de donner une dimension plus stratégique à ces départements, en leur confiant une responsabilité sur la transformation de l’organisation, tout en les incitant à une étroite collaboration. Selon nous, les fonctions support doivent évoluer vers une ou des fonctions transversales orientées vers le business et les besoins du terrain. C’est cette intelligence collective qui apportera l’agilité nécessaire dans la mise en œuvre d’une transformation digitale réussie de l’organisation.

Trouver du sens et donner du sens au travail – une nouvelle mission pour les CA !

En résumé, la transformation digitale est une problématique transversale qui concerne l’ensemble des fonctions de l’entreprise. La disparition des frontières physiques et virtuelles pousse les entreprises dans ce sens. Cette rupture brutale dans l’espace, le temps et même dans les rapports humains, met à bas tout le système traditionnel de délégation top-down et de contrôle.

Dans le contexte actuel, apprendre à vivre avec l’incertitude permanente et donner du sens aux enjeux de cette phase de transition, n’est pas aisé. Créer un état d’esprit de collaboration et une culture de travail positive, exigera d’importantes capacités de leadership et de nouveaux profils de compétences, plus divers, au sein des Conseils d’administration.

Comme le disait Sir Winston Churchill : « Il vaut mieux prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne à la gorge ».

[1] GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft // BATX : Baidu, Alibaba, Tenscent, Xiaomi  // NATU: Netflix, Airbnb, Tesla, Uber

[2] Harvard Business Review, « La Gouvernance IT, une affaire de philosophie ». Emmanuel Bertin, Aurélie Leclercq-Vandelannoitte, Xavier Metz, Pierre Gedalge

(c) Samira Marquis et Aurélie Rosemberg


Samira Marquis, spécialiste en transformation des organisations et stratégie RH
Vice-Présidente Empowerment Foundation, membre du conseil de la Fondation Donatella Mauri et de la Fondation Théodora
Ancienne Directrice Organisation et RH de Richemont Internationale SA et de Vacheron Constantin
Chargée de cours Unige en management RH et des organisations ; Professeur en Management au SVIT
Membre CSDA et du Conseil académique HEPIA (école d’ingénieur de Genève)

Aurélie Rosemberg, Associée & Fondatrice Cabinet de conseil stratégiques Syrma
Responsable de programme de la Fondation Dalle Molle
Ancienne directrice du service de l’innovation et du développement de l’Etat de Genève et ancienne Cheffe de service e-health à la direction générale de la santé
Ingénieur en Technologies de l’information
Membre CSDA et Clusis