En cette période de déconfinement et d’incertitude, le Cercle Suisse des Administratrices propose une série d’articles et de témoignages de ses membres administratrices. Chacune nous livre, à sa manière, son point de vue sur la situation économique actuelle.
Retrouvez tous les articles de la série sur www.csda.ch/comite-de-redaction. Ces articles ne reflètent pas forcément la position du Cercle Suisse des Administratrices et n’engagent que leur auteure.
Aujourd’hui, Samira Marquis nous propose « Des alliances stratégiques pour maintenir la compétitivité et préserver les savoir-faire. »
UNE SITUATION D’INCERTITUDE
La stratégie gagnante de la Suisse a toujours consisté à développer des produits et des services à haute valeur ajoutée difficilement imitables. La plus-value engendrée par la marque « suisse » peut atteindre jusqu’à 20% du prix de vente pour certains produits, voir même 50% pour les articles de luxe – par rapport à des biens comparables d’origines différentes. Cet agio a été rendu possible par le fait que l’économie suisse s’est toujours tenue à la pointe des évolutions technologiques et n’a pas hésité à se transformer pour maintenir sa compétitivité.
Pour les entreprises, en particulier industrielles, des ambitions et des champs d’exploration multiples étaient en marche avant la crise du Covid19. L’IA, les objets connectés, l’économie de données, l’imprimante 3D, l’apprentissage immersif et la réalité virtuelle, étaient en passe de révolutionner les manufactures suisses. Ces technologies permettent non seulement de réaliser des gains de productivité sans précédent, mais surtout elles rendent possible l’adaptation des modèles d’affaires aux besoins de marchés très concurrentiels, avec pour corollaire une compétitivité accrue.
L’introduction de ces technologies demande d’importants investissements et des prises de risques. Malgré les mesures d’aides étatiques, peu d’entreprises seront, à court et moyen terme, en mesure d’entreprendre de tels chantiers de digitalisation sans créer des alliances stratégiques. En effet, pour la plupart d’entre elles, il s’agira d’abord de relancer l’activité, de rattraper le retard provoqué par la rupture des chaînes d’approvisionnement et de vente, avant d’espérer renouer avec la croissance. Cela avec des clients qui n’auront probablement plus le même appétit ni le même pouvoir d’achat. Un repli de la consommation et une baisse des exportations auront sans aucun doute des conséquences sur la production et sur l’emploi. A cela s’ajoute également une crise de la dette et l’incertitude sur les délais d’amortissement des investissements consentis avant la crise.
Pour l’heure, il est difficile de mesurer les conséquences de cette perte de pouvoir d’achat, en particulier pour la classe moyenne qui sera vraisemblablement la principale victime du Grand Confinement !
Quelles seront alors les nouvelles exigences des clients en termes de produits, de services, de provenance, de qualité et de prix ? Même si l’on peut espérer que la perte de pouvoir d’achat restera passagère, les contraintes posées par les nouvelles normes de distance sociale bouleversent nos pratiques et notre rapport à la consommation. S’agit-il d’un changement durable ? Autant de questions essentielles auxquelles nos entreprises devront répondre, elles qui sont appelées à défendre les produits et les services de la Suisse sur l’échiquier mondial.
LA COMPETITIVITE, UN ENJEU STRATEGIQUE FACE A LA CRISE
La question de la compétitivité sera centrale pour surmonter les défis engendrés par la crise. En résumé, il s’agit de définir la capacité dont dispose une entreprise à un moment donné pour résister à ses concurrents. Cette aptitude dépend de six facteurs qui auront un impact direct sur les éléments de différenciation concurrentiels que constituent l’offre (produit/service) et son prix:
- Le capital humain qui regroupe l’ensemble des expertises clients et le savoir-faire dont dispose l’entreprise ;
- La capacité d’innovation qui consiste à savoir sortir des sentiers battus et à offrir des services et des produits différenciants par rapport aux concurrents ;
- La flexibilité organisationnelle qui se mesurera désormais à la capacité d’une entreprise à s’adapter en permanence aux variations récurrentes des marchés ;
- L’attractivité et la rétention des clients qui est en fait l’indice de préférence des clients stratégiques d’une entreprise ou d’une marque ;
- La confiance des investisseurs qui permet de financer la stratégie de l’entreprise ;
- L’environnement constitue quant à lui un élément exogène, dépendant de la situation géopolitique, de la stabilité économique et monétaire, ainsi que de l’environnement législatif et fiscal. Ce facteur est indépendant de la volonté de l’entreprise et s’inscrit dans un contexte plus large.
Lors des précédentes crises, les grands groupes présents sur notre territoire ont compris que le seul moyen de surmonter des cycles de plus en plus brutaux et mondialisés consistait à régionaliser leurs opérations et à mutualiser tout ce qui pouvait l’être : centraliser le support autant que possible et pour le reste se rapprocher du client final. Ils ont ainsi réduit leur dépendance à certains marchés clés qui s’avéraient de plus en plus volatils, tout en diminuant drastiquement de nombreux frais fixes, en particulier ceux liés aux circuits de distribution et au commerce de détail.
La mise en place de ces nouveaux modèles d’affaires s’est faite d’une part grâce à la digitalisation et d’autre part grâce à des alliances stratégiques ou des acquisitions. En effet, la digitalisation a brisé les frontières géographiques et les monopoles. Les alliances ont quant à elles permis de mutualiser les ressources, d’intégrer de nouvelles compétences et surtout d’imposer des choix technologiques aux marchés.
C’est par exemple ainsi que l’horlogerie et l’industrie du luxe, dans lesquels j’ai réalisé une partie de ma carrière, ont multiplié leurs canaux de distribution, en s’alliant aux géants de la vente en ligne, voire même à des plateformes de vente de montres de seconde main. L’objectif premier était de donner davantage de choix et de services aux clients et surtout de capter des segments plus larges de consommateurs. En investissant dans les nouvelles technologies, les grands groupes de l’industrie du luxe ont réussi à bousculer les monopoles de vente détenus par les réseaux traditionnels de détaillants et de concessionnaires en les incluant dans un modèle de distribution intégrée – l’omni-chanel.
Les nouvelles technologies et les moyens de paiement sécurisés offrent aujourd’hui la possibilité de connecter ces différents canaux de distribution et d’élargir les possibilités d’achats. Le client peut ainsi consommer en ligne ou en magasin, sans que ces deux mondes n’entrent en concurrence. Grâce à de telles alliances, les entreprises ont ainsi su tirer parti de l’intelligence artificielle et des métadonnées pour proposer des services et des produits personnalisés aux clients. Le paradigme « nous vendons ce que nous pouvons produire » a totalement volé en éclats. L’objectif consiste désormais à produire ce qui correspond le mieux au profil et aux désirs du client. La prochaine étape consistera logiquement à intégrer les stocks et les inventaires (l’omni-stock) de l’ensemble des canaux de la distribution pour apporter une flexibilité et une maîtrise accrue de la chaine de création de valeur. La stratégie de ces grands acteurs se résume en trois grands axes : l’expérience client, l’agilité organisationnelle et bien entendu l’innovation et la créativité produit. Autrement dit, on revient aux facteurs de compétitivité que ces entreprises sont capables d’anticiper en permanence, grâce également à une forte présence internationale et des compétences en business intelligence.
Pour conserver leur compétitivité, il est plus que jamais nécessaire que les entreprises indépendantes et les PME s’inspirent des ces évolutions et se les approprient. Bien entendu, les géants de l’industrie disposent de la trésorerie et des moyens financiers qui leur permettent même en temps de crise, de se concentrer et d’investir davantage sur la différenciation par l’innovation des produits et des services. Il faut cependant comprendre que ce sont les changements dans les modes de consommation et les incertitudes de l’environnement socio-économique mondial qui les ont eux aussi incités à tenir compte de la différenciation par le prix et donc de la rentabilité et des coûts de production. Trouver le bon équilibre entre les savoir-faire artisanaux et l’automatisation des manufactures, se trouve ainsi au centre des enjeux de transformation de l’industrie.
Ce qui est surtout à retenir c’est le fait que ces grands acteurs restent concentrés sur leur cœur de métier au fur et à mesure de leur évolution. Ils se diversifient en intégrant les compétences et les technologies dont ils ont besoin pour réaliser des objectifs stratégiques prédéterminés. Les moyens les plus utilisés sont l’acquisition d’un concurrent ou d’un sous-traitant, voire l’investissement dans une alliance stratégique ou encore la création d’un joint-venture avec un acteur offrant des compétences ne faisant pas partie du cœur de métier.
LA DIFFERENCIATION PAR LE PRIX OU PAR L’OFFRE ?
Les plus petits acteurs n’ont bien entendu pas les mêmes ressources. Et nous le savons tous, produire en Suisse est cher dans une économie dépendant essentiellement des exportations. Les charges patronales élevées, le franc fort et les lourdeurs administratives ont d’ailleurs incité nombre d’entreprises à délocaliser leur production et certains de leurs services dans les pays émergents, avec l’objectif de protéger les marges et la compétitivité. Même si la crise sanitaire nous a mis face à la réalité de la pénurie et de la rupture des chaines d’approvisionnement, nous ne pouvons ignorer que la compétition se joue aujourd’hui dans un monde globalisé et avec des entreprises majoritairement exportatrices et ayant une présence internationale.
Pour la plupart des entreprises, la différenciation par le prix sera tout aussi importante que la distinction par l’offre. Or ces deux notions ne font pas appel aux mêmes leviers. Le prix reflète les coûts de production et de vente d’un bien, tandis que l’offre reflète la capacité de créativité et d’innovation, ainsi que le savoir-faire d’une entreprise. Autrement dit, l’un vise à diminuer les dépenses, alors que l’autre tend à augmenter l’attractivité du produit.
La crise économique à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est l’une des plus importante de notre histoire contemporaine. Elle n’épargne aucun secteur ni région du monde. Pour survivre, de nombreuses entreprises pourraient être contraintes de mettre la priorité sur la diminution des coûts en visant essentiellement la main d’œuvre. Au moment de la reprise, une telle stratégie aurait sans aucun doute des conséquences négatives sur la disponibilité de ressources qualifiées avec le risque de disparition des savoir-faire qui constituent notre asset principal. La protection de l’emploi par les RHT (réduction de l’horaire de travail) est donc particulièrement pertinente dans une économie telle que la nôtre, puisqu’elle vise à protéger le capital humain de l’entreprise et ses savoir-faire. L’important étant aussi que cette mesure puisse être maintenue, sans que cela n’aboutisse à une augmentation des cotisations paritaires. Ce qui serait à la fois défavorable à l’emploi ainsi qu’au pouvoir d’achat.
Par ailleurs, ces mesures d’aide laisseront aux dirigeants le temps de se concentrer sur les autres facteurs de compétitivité et de relance : une stratégie et un planning précis, la recherche de capacité d’innovation, l’adaptation de l’offre aux nouvelles normes et la flexibilisation de l’organisation.
Aujourd’hui, les entreprises suisses ont une opportunité à saisir : les biens et les services suisses sont synonymes d’exclusivité et de qualité dans le monde entier. Cette réputation a permis d’obtenir la confiance d’une clientèle internationale pour qui nos produits ont souvent valeur d’investissement. Une stratégie privilégiant l’innovation et l’expérience client, entrainera un développement des compétences et donc une différenciation par l’offre qui correspond davantage à la stratégie helvétique de qualité et de haute technicité. Cette stratégie permettra aussi de faire évoluer l’organisation de l’entreprise vers plus d’efficacité, notamment au travers la digitalisation de l’espace de travail et l’automatisation. C’est là notre meilleur atout pour la relance.
DES ALLIANCES STRATEGIQUES POUR TRAVERSER LA TEMPETE
Les PME ont plus que jamais intérêt à se concentrer sur leur cœur de métier et à se réunir au travers d’alliances stratégiques. Il s’agit de mettre en commun des compétences, moyens et ressources entre entreprises concurrentes ou potentiellement concurrentes, sous la forme de coopérations. Les entreprises peuvent ainsi conserver leur autonomie qui serait condamnée en cas de fusion-acquisition. C’est une stratégie gagnant-gagnant qui présente l’avantage d’être réversible.
La flexibilité organisationnelle qui découle de ce type d’alliances peut s’avérer précieuse, particulièrement durant les périodes d’instabilité et de crise : les collaborateurs peuvent ainsi être assignés à d’autres missions ou projets en attendant un redémarrage complet des activités, ce qui permet de mutualiser de nombreux frais fixes.
De manière générale, les alliances stratégiques offrent des opportunités permettant d’accélérer la croissance des partenaires, d’augmenter leur compétitivité et de répartir les risques, tout en garantissant à chacun le maintien d’une certaine indépendance. Cette mise en commun peut par exemple s’appliquer au réseau commercial, aux technologies, aux fonctions support ou encore aux espaces. Cela dépend des partenaires et du degré d’intégration qu’ils choisissent.
Les apports de chaque partie peuvent être complémentaires. Dans ce cas ils ne génèrent pas de concurrence supplémentaire parmi les acteurs formant l’alliance : l’un apporte son savoir-faire technologique et le second met à disposition son réseau de vente. Une autre possibilité peut consister dans la mise en commun de l’outil de production et de son support, dans le but de réduire les coûts et réaliser ainsi des économies d’échelle, tout en conservant l’autonomie sur le produit final.
Le partenariat peut également être ponctuel et prospectif. Il s’agit alors de mettre en commun des ressources et des compétences pour développer, fabriquer et commercialiser un produit innovant dans le but de lutter contre une concurrence étrangère. Un exemple historique existe dans l’industrie horlogère suisse :
En 1958, Gérard Bauer, Président de la Fédération Horlogère, qui n’était ni horloger, ni ingénieur, a eu l’intuition que l’électronique allait avoir un impact énorme sur l’industrie horlogère. Il réussit à convaincre les horlogers de mutualiser leurs recherches dans ce domaine en créant le Centre Electronique Horloger, dont la mission était de développer une montre bracelet présentant au moins un avantage par rapport aux montres mécaniques. C’est ainsi que le mouvement à Quartz fut inventé en Suisse par les chercheurs du CEH (ancêtre du CSEM). L’invention est présentée à l’Observatoire de Neuchâtel dans le cadre du Concours Chronométrique à l’occasion duquel les montres suisses prennent les 10 premières places devant tous les modèles présentés par la japonaise Seiko.
Malheureusement, les nippons se montrent plus rapides et sortent la montre quartz une année avant le consortium helvétique. Réticents à lancer un produit susceptible de concurrencer les montres mécaniques, les horlogers suisses se font prendre de vitesse. Selon les experts, ce retard est cité comme l’une des causes de la crise horlogère qui va voir fondre les effectifs en Suisse, de 90’000 en 1970 à 30’000 en 1984. La suite est connue de tous : l’aventure entrepreneuriale de Nicolas Hayek qui réussit à relancer l’industrie horlogère en suivant une feuille de route stratégique et en s’entourant certainement des meilleurs talents de son époque. C’est ainsi que « La petite montre en plastique » avec son design incroyablement novateur et coloré a pu être commercialisée et produite de manière industrielle et à grande échelle.
Pour conclure, les difficultés que nous traversons actuellement sont autant d’opportunités pour l’écosystème industriel de sortir renforcé de la crise. Notre capital humain et nos capacités d’innovation sont nos biens les plus précieux. Gageons que les dirigeants ne miseront pas sur le repli, mais au contraire sur l’ouverture et les synergies ingénieuses. C’est aujourd’hui que nous avons besoin de faire preuve d’audace entrepreneuriale et de mettre en commun ce qui est utile afin de préserver ces savoir-faire qui font la différence des produits et des services suisses.
© Samira Marquis
Détentrice d’un Master en Sciences Sociales et Politiques de l’Université de Lausanne, Samira Marquis est certifiée par l’Emlyon en Transformation Digitale des Organisations et par l’IMD en comportements organisationnels et Learning.
Samira Marquis a une expérience multifonctionnelle de 20 années comme Directrice Organisation et des Ressources Humaines au sein d’entreprises Multinationales et Industrielles, notamment dans le secteur de la haute horlogerie et du luxe ainsi que de l’industrie des machines. C’est une experte reconnue dans le domaine de la transformation des organisations de travail et du développement des compétences. Elle siège au conseil académique de la Haute Ecole de Paysage, d’Ingénierie et d’Architecture de Genève-HEPIA et enseigne l’organisation du travail et les RH à l’Université de Genève.
Elle est également membre du board de l’Empowerment Foundation qui milite pour un digital responsable et centré sur l’humain ainsi que membre de la commission RH de la Fondation Théodora. Elle conseille plusieurs autres CA dans le cadre de mandats indépendants. Samira Marquis a rejoint le Cercle Suisse des Administratrices en Juin 2019.