“Adaptation et holacratie”
Actuellement CIO au sein du groupe Conextivity, et membre du conseil d’administration de GLOBAZ, Chloé Duriez est titulaire d’un Ms. en génie mécanique (EPFL), et d’un ex. Ms. in Global Supply Chain Mgt (EPFL). Précédemment membre du comité de direction du TCS et directrice des services centraux, elle a supervisé des domaines variés tels que les ressources humaines, l’immobilier, les achats et l’informatique. Elle a rejoint le Cercle Suisse des administratrices en 2023 et est membre du comité de rédaction depuis 2024.
« Reinventing Organizations » un livre à (re) découvrir
COVID, instabilité politique, enjeux écologiques, génération Y, 4ème révolution industrielle. Ces dernières années ont été source de doutes et d’angoisses. Les salariés sont de moins en moins impliqués, la confiance et la fidélité des clients diminuent, le management semble parfois coupé de la réalité du terrain. Alors que les enjeux de l’ère industrielle étaient d’augmenter la productivité, l’entreprise moderne doit savoir se réinventer pour augmenter son adaptabilité et maintenir sa viabilité sur le long terme.
L’autogouvernance, ou holacratie, est une manière de concevoir l’entreprise. Elle est présentée par Frédéric Laloux dans son livre « Reinventing organizations : vers des communautés de travail inspirées » (Diateino, 2015) avec l’hypothèse que l’organisation d’entreprise, à l’instar de l’évolution de l’humanité, avance par bond, chaque stade devenant plus puissant que le précédent, et que nous serions à l’aube d’un nouveau paradigme managérial radicalement nouveau, l’entreprise « Opale », l’étape de maturité organisationnelle la plus aboutie. Pour bien comprendre son approche, il est nécessaire de connaître les quatre stades qui, selon lui, la précèdent.
Les quatre stades d’évolution de l’entreprise selon F. Laloux
La vision Rouge (stade impulsif) est le premier stade d’organisation humaine. La division du travail, l’autorité hiérarchique, la loyauté et la peur du chef en sont le ciment. Très entreprenantes et réactives en situation chaotique, ces organisations sont aussi instables et résistent mal au changement d’échelle. La mafia, les gangs de quartier ou les patrons fondateurs dominants s’ingérant à tous les niveaux en sont les archétypes.
La vision Ambre (stade conformiste) s’appuie sur des processus stables et reproductibles, un monde considéré comme immuable, des emplois à vie. Les rôles sont clairs, le savoir appartient à la structure, et personne n’est irremplaçable. Ces organisations ont inventé les intitulés de poste, les processus et les organigrammes. Le sommet pense, la base exécute. Armée, église catholique, administrations publiques, institutions ou encore universités en sont des exemples. Très traditionnelles, elles auront du mal à accepter qu’il faille évoluer.
Dans la vision Orange (stade de la réussite), le monde est considéré comme complexe et manipulable pour multiplier les profits. L’entreprise est une machine et l’innovation doit être plus rapide que celle de ses concurrents pour les écraser. Ces organisations ont créé les départements R&D, le marketing, les équipes projets, et sont le royaume des initiatives transverses. C’est la vision prédominante actuelle des pratiques managériales, celle à laquelle nous avons été éduqués. Management par objectif, planning, budget, KPI, évaluation de performance, bonus, stock option. Alors que les entreprises « Ambre » ne connaissent que le bâton, les entreprises « Orange » favorisent la carotte. Elles ont été le moteur de l’innovation de ces dernières années, encourageant la méritocratie. Royaume des self-made men, tout le monde peut accéder aux échelons supérieurs du pouvoir. Dans les extrêmes, ces entreprises peuvent devenir de vraies prédatrices. Le profit semble être leur unique motivation, parfois au détriment des ressources naturelles ou des vrais besoins des sociétés qui les nourrissent. Elles peuvent ainsi générer un sentiment de vide existentiel pour ceux et celles qui y travaillent, l’argent et la reconnaissance y étant les seuls critères de succès.
La vision Verte (stade Pluraliste) corrige les ombres de ses prédécesseurs. Ces organisations mettent l’accent sur la culture des valeurs, le respect des parties prenantes et l’autonomisation des employés, tout en gardant la pyramide hiérarchique Orange. Elles cherchent à concilier les besoins de chacun avec le risque d’encourager les consensus systématiques, qui auront tendance à paralyser l’organisation, forçant des jeux de pouvoir pour remettre celle-ci en mouvement. Elles se rencontrent souvent dans les ONG, les associations et l’entrepreneuriat social.
Ces quatre stades ont permis l’émergence d’un nouveau modèle : l’entreprise Opale, ou holacratie.
La vision Opale ou stade évolutif
L’holacratie est un système de gouvernance organisationnelle où la prise de décision est répartie à travers des équipes autogérées, décentralisées, sur la base de la sollicitation d’avis. Les rôles et responsabilités sont définis de manière flexible et dynamique en fonction des besoins. L’absence d’autorité supérieure crée une multiplicité de hiérarchies naturelles. L’information est accessible à tous, sur tous les sujets, à tout moment.
Le but de l’holacratie n’est pas de donner le même pouvoir à tous, mais du pouvoir à chacun.
Ces cellules auto-organisées et autonomes s’approchent d’un organisme vivant, un nouvel écosystème à l’échelle de l’entreprise. Chaque individu est clé et la direction est commune, à l’instar d’un nuage d’oiseaux migrateurs, qui volent ensemble sans jamais se heurter tout en s’accordant naturellement sur la direction.
Ces entreprises sont réactives, innovantes, font souvent des choix courageux et ont des valeurs et une culture très forte. On pourra citer Harley Davidson, Gore-Tex, Butzorg, Favi ou encore Patagonia. Ce modèle était pour certaines déjà déployé en 1950 !
L’holacratie, exigeante et structurée
L’holacratie nécessite un changement majeur dans les pratiques managériales et beaucoup d’engagement. Il faut que le dirigeant soit porteur de cette vision, prêt à abandonner certains de ses privilèges et à s’appuyer sur des actionnaires convaincus et un conseil d’administration ouvert. Car les doutes dans la transition pourraient venir de l’organisation elle-même et ce, à tous les échelons.
Ainsi le prestige de la fonction managériale dans sa vision traditionnelle est fortement ébranlé. En effet le contrôle et les décisions ne sont plus centralisés, les objectifs sont établis par l’équipe. Jusqu’à 50% des managers pour qui ces dimensions étaient essentielles ne se retrouvent plus dans leur nouveau rôle et quittent l’entreprise dans les années suivant la transition ([1]).
Il en va de même, pour les collaborateurs qui ont vécu toute leur vie dans une structure très hiérarchique dans laquelle leur pouvoir décisionnel était limité et n’arrivent pas non plus toujours à s’adapter. Tout à coup on leur dit « décide ! »… Et c’est la panique !
Cela remet également en cause l’ensemble du système de rémunération. Les primes individuelles disparaissent souvent au profit d’avantages collectifs. Difficile d’abandonner le traditionnel système de bonus lorsqu’il est établi. Et les salaires peuvent parfois même être établis par les équipes.
Finalement, on pourrait croire que ces structures sont peu organisées. Or l’autogouvernance est très structurée, rigoureuse, documentée et demande souvent un accompagnement dans l’élaboration de ses principes fondateurs qui seront propres à chaque entreprise.
Le changement, une opportunité !
L’holacratie redonne du sens au projet de l’entreprise pour les collaborateurs, offrant une nouvelle autonomie qui s’accompagne de responsabilités qu’il faudra être prêt à assumer. Elle répond aux attentes de la génération Y qui y adhérera assez naturellement pour autant qu’elle en accepte les exigences. Et elle sera un vrai défi pour tous ceux qui ont grandi dans des entreprises traditionnelles et qui se sont battus pour accéder aux postes à responsabilités. Elle permettra aussi de faire émerger les talents internes qui s’étaient résignés dans une structure qui ne leur convenait plus et d’en attirer de nouveaux, qui la rejoindront pour cette forme d’organisation.
Si le projet est envisagé, le livre Frédéric Laloux prodigue de précieux conseils de déploiement. La notion de stade d’évolution offre un prisme intéressant pour évaluer la maturité de l’entreprise et sa capacité à déployer un tel modèle. La période de déstabilisation qu’elle va devoir traverser avant de trouver ses marques dans ce nouveau fonctionnement, et ce à tous les niveaux de son organisation, n’est certainement pas à sous-estimer. Il sera ainsi beaucoup plus facile de créer une structure dès le départ reposant sur cette nouvelle vision que de la déployer dans une société établie qui sera naturellement résistante.
Finalement, quel que soit notre rôle au sein d’une organisation, il faut accepter que le changement soit intrinsèque, inéluctable, et positif avec la bonne approche. Et que nous devons nous méfier de l’ancrage réconfortant et humain des habitudes qui parfois nous enlisent, et rester ouverts aux différents modèles qui se présentent. L’holacratie en est un, dont on pourra s’inspirer pour évoluer, et même pourquoi pas, y adhérer.
[1] Extrait de « Reinventing Organizations » : Paul Green, Self Management Institute du Morning Star : 50% des anciens cadres supérieurs d’entreprises classiques finissent par partir au bout d’un ou 2 ans parce qu’ils « ont trop de mal à s’adapter à un système où ils ne peuvent pas jouer à être Dieu ». »