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“Sortir de l’enfermement du Core Business : l’exemple horloger” par Samira Marquis

“Sortir de l’enfermement du Core Business : l’exemple horloger”

Qui imaginait il y a dix ans qu’Apple fabriquerait des montres, qu’Elon Musk et Jeff Bezos se lanceraient dans la conquête de l’espace ou encore que Bill Gates s’imposerait comme un acteur incontournable en matière de santé publique et de vaccination ? 

Les monopoles ont été mis à mal par l’économie de plateformes dans tous les secteurs aussi bien l’industrie, le tourisme, l’hôtellerie, les transports. Aujourd’hui, de nombreux secteurs économiques auraient intérêt à sortir de l’enfermement de leur core business et à se diversifier, voire à construire des ponts entres les différentes branches. 

Prenons l’exemple d’Apple Watch qui a largement capté le segment d’entrée de gamme du marché horloger, poussant les acteurs suisses à se replier sur la Haute Horlogerie. La perte de volume de production est considérable : rien que 3 millions d’unités entre 2017 et 2019 ! C’est ainsi un pan entier de l’industrie horlogère qui se voit remis en question. En 2019, la production de la « A » Watch quant à elle a dépassé la totalité de la production horlogère suisse, toutes marques réunies : elle est estimée par les analystes à environ 28,5 millions de montres contre environ 21 millions pour la Suisse. Rappelons aussi qu’en 2019, 66 millions de montres connectées ont été vendu dans le monde. Incroyable pour un produit qualifié de « gadget » lors de son lancement, par nos plus grands spécialistes. 

Au moment où Apple franchit la capitalisation de 2000 milliards de dollars, on annonce la sortie de la première montre connectée Swiss-made. Un train de retard ? Rien n’est moins sûr. Si le produit présente des fonctionnalités réduites au niveau digital, il se distingue par une consommation énergétique minime. Un cadran composé de cellules photovoltaïques semble offrir à ce produit une quasi-autonomie de fonctionnement.

Le génie de la marque à la pomme n’a pas été que technologique. Il a également consisté à substituer un produit par un autre. En Suisse, la montre à bracelet a remplacé la montre à gousset accrochée au gilet. Pour la jeune génération le iPhone a remplacé la montre traditionnelle devenue inutile. Personne ne peut exclure qu’un jour cet incroyable concentré de technologie ne sera pas accroché à notre poignet. D’ailleurs, Tim Cook, le patron d’Apple, a présenté la i-Watch lors de son lancement « comme un ordinateur de poignet » et comme « l’héritier légitime de l’iPod et de l’iPhone ». 

Les enjeux futurs tiennent à la miniaturisation, à la consommation d’énergie et à l’affichage tactile. On doit admettre que la Suisse dispose d’un savoir-faire indéniable dans ces différents domaines. C’est ce genre de compétences qu’il s’agit de fédérer pour relever le défi d’une présence crédible sur le marché du Smartwatch. D’autant plus que la R&D a acquis une certaine agilité dans notre pays, à l’instar de l’industrie qui elle est restée cloisonnée.  Par exemple, si les Grandes Maisons et Groupes horlogers se fédéraient autour d’un ou de plusieurs projets communs, cela pourrait servir toute l’horlogerie suisse. L’union de leur créativité et de leurs ressources apporterait un nouvel essor à l’industrie manufacturière et de précision dans son ensemble. 

Force est de constater que pour des raisons historiques et structurelles, l’industrie helvétique est largement organisée par branches hermétiques et par silos. Notre système libéral ne laisse aucune place à une autorité technocratique dont la vocation consisterait à créer, de manière projective et proactive, des synergies entre les différentes branches industrielles. Pourtant, ces dernières années, nous avons assisté à l’émergence de nombreuses initiatives, qu’elles soient fédérales, cantonales ou académiques destinées à faciliter l’accès des entreprises à l’innovation. De nombreux incubateurs et sources de financement ont vu le jour. Les Hautes Ecoles et les Ecoles d’Ingénieurs en particulier ont mis à disposition leurs capacités en recherche appliquée. Il s’agit là de moyens qui permettent à de nombreuses entreprises de sortir d’un cloisonnement économique qui pourrait leur être fatal.

Pour un pays de taille restreinte et essentiellement tourné vers l’exportation, l’accélération de la coopération interbranches sera un élément fondamental pour augmenter les capacités d’innovation et résister aux assauts de la concurrence extérieure. L’exemple de la première montre connectée Swiss made, illustre le fait que les connaissances sont là et elles sont de plus en plus polyvalentes. Ainsi, la diversification du portefeuille d’activités et l’ouverture à d’autres sources de revenues permettraient une consolidation des entreprises par une exposition moindre aux crises sectorielles. Les sous-traitants horlogers qui ont eu la sagesse de diversifier leur production dans les secteurs de haute précision, de la micromécanique et de l’industrie médicale en sont un parfait exemple.

Gageons que la crise actuelle posera les fondations d’une dynamique nouvelle qui permettra à nos différentes branches industrielles de s’approprier encore d’avantage les compétences que l’on trouve en Suisse, plutôt que de les laisser filer ailleurs. Le reste ne sera qu’une question de vision, d’ouverture d’esprit et surtout de la capacité des leaders à construire des ponts. 

© Samira Marquis

Détentrice d’un Master en Sciences Sociales et Politiques de l’Université de Lausanne, Samira Marquis est certifiée par l’Emlyon en Transformation Digitale des Organisations et par l’IMD en comportements organisationnels et Learning.

Samira Marquis a une expérience multifonctionnelle de 20 années comme Directrice Organisation et des Ressources Humaines au sein d’entreprises Multinationales et Industrielles, notamment dans le secteur de la haute horlogerie et du luxe ainsi que de l’industrie des machines. C’est une experte reconnue dans le domaine de la transformation des organisations de travail et du développement des compétences. Elle siège au conseil académique de la Haute Ecole de Paysage, d’Ingénierie et d’Architecture de Genève-HEPIA et enseigne l’organisation du travail et les RH à l’Université de Genève.

Elle est également membre du board de l’Empowerment Foundation qui milite pour un digital responsable et centré sur l’humain ainsi que membre de la commission RH de la Fondation Théodora. Elle conseille plusieurs autres CA dans le cadre de mandats indépendants. Samira Marquis a rejoint le Cercle Suisse des Administratrices en Juin 2019.